Ce sera le nirvana : des physiciens ouvrent une porte sur «un nouveau monde» éclairant d’une nouvelle lumière l’antique question «de quoi est fait l’Univers et quels sont son origine et son destin ?» Ou alors le «désarroi», avertit Michel Spiro, l’énergique directeur de l’Institut national de physique nucléaire et de physique des particules (CNRS). L’alternative semble sans nuance. Soit un triomphe de la pensée qui, associée à une technologie hyperpuissante, découvre de nouvelles lois de l’Univers. Soit des physiciens désespérés, abandonnant la quête lancée par Démocrite - l’inventeur du concept d’atome dans la Grèce antique.
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Depuis cet été, un monstre travaille dur pour donner corps à l’un ou l’autre terme de ce choix. Un monstre souterrain, installé sous la frontière franco-suisse, près de Genève. Il est baptisé LHC pour Large hadron collider (grand collisionneur de hadrons). Un nom pas du tout commercial, bien dans la tradition austère de ces moines de la science qui peuplent le Cern, le Centre européen de recherche nucléaire. Une cité de la physique qui n’est plus seulement européenne, mais mondiale. Et où l’on ne fait pas de recherche nucléaire. Ici, la dimension des morceaux de matière étudiés est aussi petite à côté d’un atome que ce dernier par rapport à une chaise.
Débauche de particules. Venus du monde entier, les physiciens ont construit la seule machine au monde - un accélérateur de particules - susceptible de faire progresser leur quête de l’infiniment petit. Le LHC est un tube replié en cercle, de 27 km de long, installé dans un tunnel souterrain. Dans ce tube à vide - un vide «meilleur que celui qui règne entre les étoiles», souligne Spiro - vont circuler en sens inverse des paquets de protons, des atomes d’hydrogène dépourvus d’électron. Accélérés à 99,999 999 % de la vitesse de la lumière, ils fileront à… 11 245 tours par seconde. Puis se croiseront, au centre exact des gigantesques détecteurs installés sur leur trajet. Lors de ces croisements, les collisions sont inévitables… six cents millions de fois par seconde. Et recherchées.
Les chocs frontaux entre deux protons additionneront l’énergie de chacun d’entre eux. Puis, par la grâce d’E=mc2, transformeront cette énergie en particules. Un bouquet, une floraison, une débauche de particules. Parmi lesquelles, espèrent les physiciens, se trouveront des particules nouvelles, inconnues, révélatrices de nouveaux secrets de la nature.
Ces secrets, Michel Spiro en dresse une petite liste ébouriffante : «D’où vient la masse des particules élémentaires de la matière ? Quelle est cette matière sombre, invisible, qui expliquerait les mouvements des galaxies ? Y a-t-il une piste pour élucider l’incroyable mystère de cette énergie noire qui semble accélérer l’expansion de l’Univers depuis quatre ou cinq milliards d’années ?» Des questions de ce calibre, le physicien en a d’autres en magasin. Logique, car une crise profonde secoue la physique la plus fondamentale. Celle qui tente de comprendre et décrire la matière et les forces qui sous-tendent l’architecture du monde visible. De la théoriser par des lois reposant sur des concepts physiques, et des mathématiques les plus abstraites. Une crise qui surgit d’un mariage impossible.
D’un côté, l’extraordinaire succès intellectuel de la théorie de l’infiniment petit, la «théorie quantique des champs relativistes». Une théorie qui décrit les particules élémentaires, quarks, électrons et autres neutrinos, et leurs interactions - nucléaires et électromagnétiques -, vérifiée en laboratoire dans ses moindres détails, et avec une précision meilleure que «un pour mille», se félicite Spiro. De l’autre, la certitude que cette théorie ne peut pas être valable si l’on considère la matière à un niveau vraiment plus petit ou à une énergie vraiment plus élevée, comme celle qui régnait dans tout l’Univers aux premiers instants du big-bang. L’indice le plus clair de cette impasse théorique : la totale incompatibilité entre les deux piliers de la physique, la relativité générale d’Einstein et la théorie quantique. La première décrit admirablement l’Univers à grande échelle et la gravitation. La seconde permet des calculs d’une précision fantastique sur le micromonde quantique et les forces nucléaire et électromagnétique.
Porteur de force. Pourtant, le mariage entre ces deux splendides constructions de l’esprit humain s’avère impossible. Géométrique, déterministe, fondée sur l’idée d’un espace-temps continu, la relativité générale refuse de se plier au hasard quantique, à son indéterminisme, sa conception du monde discontinue, par «paquets», où l’on saute d’un «quanta» d’énergie à un autre, sans occuper de positions intermédiaires. Ce divorce se lit dans le fossé qui sépare deux conceptions du vide : celle de la théorie quantique, et celle de l’espace-temps d’Einstein. L’écart entre les deux est gigantesque, proprement inimaginable : l’énergie du vide quantique est supérieure de 120 ordres de grandeur (un nombre formé d’un 1 suivide 120 zéros… avant la virgule) au vide de la relativité générale. La réconciliation paraît impossible.
Le LHC peut-il apporter une solution à ce dilemme ? Pas directement, mais «l’espoir» des physiciens, explique Michel Spiro, c’est d’en indiquer la piste. Un chemin dont le premier pavé se nomme «boson de Higgs». Un boson, c’est une particule d’énergie, un porteur de force. Comme le photon, pour la force électromagnétique. Ou les gluons, pour la force nucléaire qui lie les quarks, constituants des protons (voir le tableau dans l’infographie). Celui de Higgs fait partie de la théorie, le modèle standard, depuis les années 70. Il avait été proposé, sous diverses formes, dès les années 60, par Peter Higgs, Robert Brout et François Englert. Sa fonction ?«Permettre aux particules de matière comme les quarks et les leptons (les électrons) d’acquérir leur masse», répond Spiro.
Acquérir ? Oui, car, dans la théorie, si l’on n’y ajoute pas le Higgs, ces particules sont… de masse nulle. Ce qui est contraire aux observations. Donc, il faut imaginer un mécanisme leur permettant d’acquérir celle que l’on mesure en labo. Le Higgs, c’est en fait un champ - du même nom - dans lequel baigne tout l’Univers. Et c’est en interagissant avec ce champ, par l’intermédiaire du fameux boson, que quarks et électrons acquièrent leur masse. Un truc compliqué, mais banal pour les physiciens qui voient la masse comme une coproduction d’une particule et de son environnement (le vide et ses fluctuations quantiques). Le problème, c’est que pour valider l’idée, il faut dénicher le Higgs.
Etrangetés quantiques. «Le LHC a été calibré pour ça», assure Spiro. Calibré ? C’est donc une question de puissance. Le calibre d’une particule, c’est sa masse, exprimée en énergie avec comme unité l’électronvolt. Un électron «pèse» 0,511 million d’électronvolts (Mev). Les bosons W et Z grimpent à 80,4 gigaélectronvolts (Gev), soit 80 400 Mev. Or, la limite maximale des particules produites par les accélérateurs pré-LHC est de quasiment 100 Gev. C’était le cas du LEP, l’accélérateur d’électrons qui occupait la place du LHC. Et du Tevatron du Fermilab, près de Chicago, toujours en fonctionnement. En fin de carrière, à l’automne 2000, le LEP a titillé les 115 Gev, se souvient Spiro. Certains physiciens restent même persuadés qu’il a, alors, vu la queue du lièvre Higgs, mais sans convaincre leurs collègues. De ces expériences, les physiciens tirent une prédiction : le Higgs doit peser entre 115 et 250 Gev… s’il existe. Un gibier à la portée du LHC.
Pourtant, sa découverte ne sera pas nécessairement le nirvana attendu par les physiciens. Ils seraient en effet profondément déçus s’ils trouvaient le Higgs… et rien d’autre. Rien, même de fugace, qui puisse les entraîner plus loin dans leur quête. Ce serait même une sorte de scénario du pire, susceptible de sonner la fin de l’aventure. Car, avant de continuer, c’est-à-dire construire une machine encore plus puissante que le LHC, il vaut mieux avoir un nouveau lièvre à chasser.
Michel Spiro est rongé d’une autre crainte, qui dépasse largement les affres de la confrérie des physiciens des particules. Les débats théoriques entre physiciens, frustrés d’éléments expérimentaux nouveaux depuis 1990, ont pris de curieux chemins… qui ne sont pas sans rappeler les errements initiaux devant les étrangetés du monde quantique. A coup de «multi-univers» et «d’histoires parallèles», les concepts de la physique ont engendré de fumeux enfants et des liaisons dangereuses, quoique croustillantes pour les lecteurs, avec la SF ou la littérature fantastique.
Aujourd’hui, le grand enjeu, c’est le «principe anthropique» soutenu par Brandon Carter. Il prétend expliquer les «coïncidences numériques» de notre monde - il suffirait de changer un tout petit peu les valeurs des constantes physiques pour interdire à la vie d’exister - par le raisonnement suivant : le monde est comme il est pour permettre l’existence de l’homme qui s’interroge sur ce monde. Une sorte de finalisme transposé à la physique.
Cauchemar de philosophe. Spiro juge avec sévérité cette piste. «C’est un renoncement intellectuel», accuse-t-il. Il n’est pas loin d’y voir un vulgaire «mysticisme», d’autant plus efficace qu’il devient facilement populaire. Lorsque Courrier International publie, le 24 avril, un ensemble d’articles sur le LHC, il titre : «Dieu est-il une particule ?» Une expression dont des physiciens américains de premier plan portent une lourde responsabilité. Leon Lederman n’a-t-il pas publié dès 1993 The God Particle ?
Or, craint Spiro, il y a un risque. Si le LHC trouve le Higgs, mais strictement rien d’autre, et notamment aucune trace d’une «nouvelle physique» permettant d’espérer une solution aux énigmes majeures (que sont matière et énergie noires, la raison pour laquelle on ne trouve pas d’antimatière dans l’Univers, comment unifier théorie quantique et relativité générale…), alors la tentation de sombrer dans le principe anthropique serait forte. Un cauchemar de philosophe : la démarche rationaliste la plus sévère produit sa propre défaite ultime. Au fond de lui, Michel Spiro attend donc, avec espoir, la surprise. Que le LHC fasse aux physiciens le cadeau d’une floraison de particules nouvelles, et relance ainsi l’exploration de l’infiniment petit et la quête de ses lois fondamentales.
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